26 janvier 2011

Pierre Cornette de Saint Cyr, commerçant.

Pierre Cornette de Saint Cyr est un commissaire-priseur, un de ceux qui font la pluie et le beau temps sur le paysage du marché de l'art. Après des études d'ingénieur puis de droit, il achète des dessins anciens qu'il décide de revendre, commençant ainsi une carrière de collectionneur et de commissaire-priseur. Promoteur habile, il a pu, avec son bagout et son réseau, faire de certains artistes des références.
Ayant récemment croisé sa route et entendu son témoignage lors d'une interview par une conservatrice venue avec ses collègues, j'ai réalisé combien son réseau relationnelles étaient indispensables à son succès : on comprend en l'écoutant que sur le marché de l'art, une œuvre d'art a beaucoup plus de valeur par la notoriété qu'on donne à l'artiste que par ses qualités propres.
Pierre Cornette tape sur l'épaule, tutoie, flatte, cabotine comme un habitué des mondanités, avec l'assurance propre aux puissants. Ancien sportif, il est imposant, charismatique, on sent qu'il ne doute pas. Qu'est-ce qui fait sa compétence ? sa sensibilité artistique, ou bien sa capacité pour imposer ses découvertes comme des références incontournables ?
La question est d'autant plus pertinente qu'à son niveau (c'est quand même le plus célèbre des commissaires-priseurs français !), il est difficile de discerner la limite entre la sensibilité artistique et le savoir-faire marchand.



C'est un homme âgé maintenant, un patriarche dont les fils ont repris l'affaire. Un nanti qui a bénéficié d'un réseau, d'un capital et d'un caractère charmeur, pour s'imposer à la place qui est la sienne.
Il n'est ni artiste ni critique d'art, et n'exerce aucune d'activité artistique. Dans son discours il y a beaucoup d'enthousiasme, mais aucune place pour la sensibilité. Beaucoup de lieux communs, de formules plaisantes et dans l'air du temps, qu'il délivre avec force mimiques et mouvements de bras. Comme si l'absence de sens artistique se compensait par la capacité à remplir le vide. Et évidemment, il parle beaucoup de choses comme le succès,  la notoriété, l'argent.
À propos du déjeuner sur l'herbe de Manet, il livre sa pensée. "A l'époque, l'audace qu'il allait pour peindre ça ! c'est un chef-d'oeuvre parce qu'il n'était pas compris par le public... un chef-d'oeuvre c'est ça, une oeuvre que le commun des gens ne comprend pas, et qui est en avance sur son temps (là, il use le mythe de l'artiste qui n'est génial que quand il est "maudit"). Bah oui, il en fallait de l'audace pour peindre un tel tableau ! Et puis les femmes de ce tableau sont... (il fait d'amples mouvements de mains), ce sont de vraies femmes, sûres d'elles-mêmes... en fait ce tableau montre des femmes qui ont le pouvoir. Il est moderne parce qu'il montre des femmes nues qui savent ce qu'elles veulent (il feint d'ignorer qu'il s'agissait surtout du désir du peintre — un homme). Moi je suis pour le pouvoir des femmes, vous savez, hein, les femmes c'est l'avenir de l'homme, alors attention !" (c'est la formule d'Aragon, servie avec un grand sourire aux femmes qui composaient l'équipe qui l'interrogeaient).

De l'audace, un choc visuel, des femmes à poil : la recette du succès ? A propos de cette toile, Pierre Cornette ne dit pas un mot sur la composition, sur la rupture avec la tradition picturale, sur les perspectives utilisées, sur le regard que la femme jette, justement, sur ceux qui regardent le tableau. Il nous sert seulement les recettes qui font un bon spectacle.

Cornette offre ensuite sa sagesse concernant la politique culturelle. L'art est une valeur marchande, et il doit être libéré de ce qui le place hors des circuits marchands.
On peut d'ailleurs retrouver en partie ces propos dans de l'interview qu'il a donnée sur le site ArtNet.
"J'ai développé ce métier comme un métier de spectacle (...) faut être comédien". "Y'en a qui deviennent des commissaires-priseurs de théâtre, et pis y'en a qui malheureusement restent emmerdants toute leur vie". Façon de dire que l’œuvre est un objet de spectacle avant tout, et pas l'élément d'un discours ou d'une vision du monde, ce dont il se contrefout d'ailleurs. Une vision du monde, les impressionniste ? des idées politiques ? On occulte, l'important c'est le spectacle. Pierre Cornette de Saint Cyr est aujourd'hui président de l'association du Palais de Tokyo.
Freiné dans son ambition de faire valoir son rôle de commerçant au-delà des règles fixées par l'État, il déclare avoir "fait la guerre à l'administration". Il assure avoir tout fait pour mélanger le public et le privé, affirmer ses prérogatives et faire selon son désir au Palais de Tokyo. De cette manière, dit-il, "quand je prends une décision, un quart d'heure après c'est fait" — ce qui, dans un cadre de service public respectant les instances démocratiques et des missions publiques, serait plus compliqué.
Son analyse de la politique culturelle française — qui depuis la création du Ministère de la culture, aurait empêché les œuvres de circuler librement à travers le monde — est celle d'un entrepreneur qui souhaite voir l'art soumis aux règles du seul marché. Il est vrai que les DRAC, la DMF, le CNC etc., organismes publics adoptant des principes en faveur de la "culture pour tous", ont fixé les règles qui rendent plus accessibles au public des œuvres patrimoniales en les soustrayant autant que possible aux considérations marchandes. Les missions de service public, ça ne lui plaît pas. Il peste contre cette tradition française de vouloir tout mettre aux mains du peuple. Il a coutume de le répéter : on ne peut rien faire en France, l'esprit d'entreprise est paralysé par les fonctionnaires. D'ailleurs, "la France est un des derniers pays communistes, avec la Corée du Nord" ! Sic.

Il y a une contradiction apparente, chez cet homme : le fait d'être aussi peu porté sur la sensibilité, de brandir autant d'idées toutes faites sur l'ââârt... et d'être pourtant une sommité du monde l'art. Ce qui fait confirmer que la reconnaissance, dans le monde de l'art, est très liée avec la valeur marchande ; et aussi, à quel point les acteurs décisifs (conservateurs, experts, galeristes) sont soumis à cette valeur, bouffés par cet esprit marchand.

Au moment de partir, il se retourne et lance : "Un des maux qui rongent ce pays, c'est la jalousie !"
Ce sentiment doit lui être totalement étranger.

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