10 février 2017

un marché lucratif et un mode d'uniformisation : les labels qualité

Les entreprises, les asso, les administrations, pressées de rendre des comptes en termes de "qualité" afin de bénéficier d'aides diverses, acceptent de devenir dépendants des organismes qui les jugent. La structure qui souhaite être labellisée se comporte comme un entrepreneur qui doit prouver la portée de son projet pour bénéficier d'un financement, ou comme un État qui concourt pour une notation financière. 

Un label existe quand une marque décide de proposer son signe distinctif (logo, mascotte, sticker) à une structure — entreprise, association, établissements public, etc. — qui garantit le respect de certaines normes. La marque est souvent créée dans ce but, parfois de façon interne à la profession ; et le label, ou la notation, ou l'agrément, assure à celui qui le reçoit des moyens de promotion, des partenariats, parfois des aides financières. 


Il y a un important marché qui fonctionne sur l'existence des labels et qui implique leur création, leur gestion, le contrôle, les audits, les analyses des bilans d'activité et la mise en concurrence des candidats... un vrai secteur économique ! rien de bien glamour pourtant, d'autant que tout ça exige beaucoup de temps et d'argent (public, souvent), et que les labels, qui ont une durée limitée, ne sont pas forcément reconduits.
Mais les structures s'y soumettent quand même pour en tirer de la reconnaissance. Lorsqu'on gagne une médaille, c'est pour pouvoir la porter, faire briller son image de marque. De quoi donner raison à Napoléon Bonaparte qui, pour justifier la création de l'ordre de la Légion d'honneur, affirmait que "c'est avec des hochets qu'on mène les hommes".
Qu'en est-il sur le terrain ? En réalité, l'attribution de labels cautionne souvent "l'effort de bonne volonté" que manifeste une structure, plus que la façon dont elle remplit réellement les critères demandés. Ainsi une municipalité, une administration publique, une petite entreprise ou un monopole commercial peut gagner un label très valorisant, mettons, sur le 'management' plus humain, tout en abritant des méthodes intolérables en gestion du personnel. Ou glaner un label en matière de développement durable, alors que son activité nécessite l'importation de matériaux étrangers et une sous-traitance dégueulasse. 
labels alimentaires, Image du blog de M.E. Leclerc

Les labels sont peu vérifiable, comme le montrent plusieurs études, depuis des années ; et il est tout à fait possible d'acquérir un label grâce à un coup de com' efficace. Une structure sans label n'est pas forcément moins fiable qu'une autre labellisée. On peut même imaginer que dans une boîte où l'on respecte naturellement la dignité des personnels, où le travail est fait avec intelligence, où l'on gère les matériaux et les déchets de façon écologique, on veuille éviter d'entrer dans la logique des labels pour éviter le travail chronophage et désagréable d'élaboration des documents purement formels. On peut imaginer qu'une structure puisse refuser le contrôle par le système des labels pour mieux défendre son caractère original.

Les labels alimentaires ou labels verts sont mieux contrôlables... en théorie : Max Havellard, Agriculture biologique, Label rouge, Bio solidaire & bio équitable, Ecocert, Agriculteurs paysans, etc. : ils sont soumis à des contrôles objectifs, chiffrés et vérifiable. Or, même parmi les labels officiels (reconnus par les pouvoirs publics, contrôlés de façon indépendante), il n'y a pas toujours de vérification, d'autant qu'en France il y a peu de moyens dissuasifs pour faire respecter les règles. 

Un label est à la fois une norme et une marque. 

Même si le mot "label" — qui est plus joli et qui évoque le monde de la musique — est plus vendeur, il s'agit bien d'attribuer la marque d'une intention, de franchiser un projet. 
Ainsi on voit fleurir des labels un peu pour tout, plus ou moins glorieux. 
Le label In Seine-Saint-Denis ; le label Patrimoine du XXe siècle ; la vignette Crit'air, payante pour les véhicules en fonction de leur catégorie ; le label Quali-Paris, ou Pantin-qualité, ou Qualité-Marseille, etc. ; le label Territoire à énergie positive ; le classement Art et essai pour les cinémas, dont certains multiplexes qui bénéficient des aides publiques.
Le label Station de tourisme ; le label Ville fleurie ; le label Marianne ; Le label Diversité de l’Afnor et le label diversité/égalité femmes-hommes ; le label “ Ville ou Pays d'art et d'histoire ; le label Entreprise du Patrimoine Vivant
Les "hochets" peuvent avoir d'autres formes : agrément ESUS pour les entreprises qui veulent être reconnues comme "solidaire d'utilité sociale" ; prix décernés pour les concours de projets publics : "Inventons la Métropole du Grand Paris", "Réinventer la Seine", "Réinventer Paris". Beaucoup d'administrations territoriales, à travers leurs mags et leurs sites web, se félicitent à longueur d'articles de respecter des normes et des chartes. C'est flagrant dans cette page du mag des personnels de la ville de Paris "Mission Capitale" datée de l'automne dernier :

Mission Capitale, automne 2016


Le système des devient carrément indigne quand, afin de bénéficier de moyens financiers et matériels, bref pour pouvoir assurer leurs missions, des acteurs locaux sont mis en concurrence pour la qualification de leurs zone d'activité, comme les quartiers "politiques de la ville" ou les écoles ZEP / REP. Là encore, rien d'objectif mais des études sociologiques, démographiques, etc., et les copinages avec les élus peuvent être utiles.
Finalement, il règne souvent une logique de promotion publicitaire. On peut décider de s'y fier, mais sans avoir de garantie quant à la "meilleure qualité" de ce qu'on choisit. 

Regardons de plus près le cas du label In Seine-Saint-Denis.
Le nom associe un terme anglais, "in", parce que c'est plus moderne, et le nom d'un département "à valoriser". Le valoriser, dans le cas présent, ce n'est pas lutter contre la pauvreté et l'enclavement social qu'on y rencontre parfois ; c'est y attirer des investisseurs, des entreprises, montrer le côté souriant et dynamique des quartiers, l'intégrer à l'économiquement prometteuse Métropole du Grand Paris... D'ailleurs il est dit que "toute utilisation de la marque qui serait d'ordre politique" est interdit, contrairement à l'usage commercial. On peut même penser que la labellisation des projets accompagnera la gentrification (1), la hausse immobilière, l'installation d'une classe de cadres sup et de familles aisées, et le départ des familles modestes vers d'autres contrées. Comme un peu partout en Île-de-France.
Le label In Seine-Saint-Denis (dont la marque a été déposée en juin 2016) a pour objectif de promouvoir les acteurs économiques du département. C'est Paul Jarquin, chef d'une entreprise qui fabrique des maisons de bois, qui a initié ce label, attirant l'attention du président du Conseil départemental S. Troussel afin de réunir des ambassadeurs chargés de promouvoir la "marque" : des élus, des chefs de boîtes, des cadres, des acteurs du spectacle... et même le Red Star, le fameux club de foot qui risque d'y perdre son identité frondeuse.
La marque paraît attrayante, avec sa charte graphique sympa, surtout pour les "ambassadeurs" qui joueront le jeu avec l'espoir de valoriser leurs visions et leurs créations. Mais ce n'est évidemment pas avec ce dispositif qu'on peut guérir ce qu'on appelle fracture sociale. Une action politique comme In Seine-Saint-Denis pourrait plutôt servir à mieux contrôler un territoire et à le rendre attrayant, à catégoriser les modes de vie, à séparer le bon grain (les entrepreneurs) de l'ivraie (les chômeurs) avec de meilleurs critères. L'idée que la richesse produite puisse ensuite profiter au plus grand nombre est illusoire... de toutes façons elle n'a pas été formulée.
Le label en question ne concernera sans doute pas la grande majorité des Séquano-Dionysiens. Alors certes, ne soyons pas fatalistes, mais ça ne fait jamais de mal d'être vigilant plutôt que de succomber à des campagnes de promo.

Moralité : on peut être belle, rebelle et sans label.


(1) 'Gentrification' désigne, dans la littérature sociologique anglo-saxonne, « un phénomène à la fois physique, social et culturel en œuvre dans les quartiers populaires, dans lesquels une réhabilitation physique des immeubles dégradés accompagne le remplacement des ouvriers par des couches moyennes » [Jean-Pierre Lévy, dictionnaire de l’habitat et du logement, Paris, Armand Colin, 2002].



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