25 mars 2015

"Bouge, Agis, Achète" : tutoyer pour mieux donner des ordres

Les pubs se sont toujours adressées aux enfants en usant du tutoiement. Il y a quelques petites décennies, la pub ne parlait comme ça qu'aux enfants.
Aujourd'hui le tutoiement est passé dans les moeurs, si naturellement que le citoyen-consommateur trouve normal que des communicants de divers médias lui donnent des injonctions. Des ordres auxquels on se plie sans trop se poser de questions.

"Épate tes copains", "toi aussi fais du smurf", "T'as ton Tann's ?", ces messages jouaient de la connivence et de l'humour.
Programme de TF1 pour te sensibiliser à sauver ta planète
pub pour les trucs en cuir Tann's
Pub pour les trucs en cuir Tann's




Disney Girl, sinistre mensuel pour filles
Parce que bien sûr, c'est naturel de dire Tu, Toi, Ton à des jeunes et d'user de l'impératif. Ils n'exigent pas de déférence, eux, et surtout, ils sont en quête de leur identité : leur dire "tu, toi, ton", c'est dire "oui c'est à toi que je parle, je te comprends, je te reconnais".
Du coup, la pub et la presse emploient le ton du super copain cool et sympa. Disney Girl, ton torchon préféré, te dit que "La Star c'est toi" et t'offre "tes cadeaux, ton poster".
Ce langage familier - avec du glamour, de l'acidulé et la novlangue djeuns (la "rubrique PTDR" d'Okapi, les "news trop délire", etc.) - augmente le capital-sympathie, donc la rentabilité du produit vendu.


Pour les adultes, l'époque exigeait le vouvoiement.
Mais depuis les années 80 on a commencé à tutoyer les jeunes adultes. On se souvient de "tu t'es vu quand t'as bu", campagne d'utilité publique, ou de "t'as le ticket chic", pour la RATP.
Le temps exigeait d'être cool, branché, et de se débarrasser des formules trop sérieuses. Les médias se mettaient à la vanne, à la gentille déconnade.

Depuis, les communicants ont su réduire encore la distance entre eux et leurs cibles, et ils ont joué à fond la complicité, le rapport horizontal. La ton familier et le tutoiement ont alors visé les adultes, de moins en moins jeunes. Voire même de plus en plus vieux...

La stratégie consiste à donner l'illusion qu'un copain bienveillant te donne un bon conseil, même quand le conseiller n'est motivé que par le fric ("demande conseil à ton banquier"). L'illusion d'un rapport complice, égalitaire, alors qu'en réalité le rapport est vertical, condescendant : le message est issu d'une autorité (l'autorité publique, le distributeur, le communicant) vers un pur récepteur, la cible, qui reçoit le message sans pouvoir répondre.

Les communicants qui tutoient les adultes peuvent avoir divers objectifs :

- d'abord, entretenir la conviction de ces adultes qu'ils sont encore dans le coup, jeunes et dynamiques.
Cette campagne pour le tourisme à la Réunion ("Bouge", "Marche") tente de réveiller notre envie d'être encore dans le mouvement, dans la vie (et notre envie de nos identifier aux jolis modèles des images).
pub avec une meuf et des symboles féminins
pub avec un gars et des symboles virils











Même objectif dans la campagne "Ma boîte" relayée par la RATP, adressée aux 18-26 ans. Le ton est celui de l'injonction : "tu veux monter ta boîte ? gagne-là !" On a rarement été si indécent, en soumettant la possibilité de monter une entreprise sous la condition d'un tirage au sort.

La peur de l'exclusion, et le sentiment de n'être que des pions interchangeables, doivent être suffisamment ancrés dans la jeunesse pour que les jeunes ne mouftent pas devant cette affiche.




- Autre objectif : culpabiliser pour faire agir. Les campagnes humanitaires usent parfois de l'impératif accusateur. Pour cela, le communicant adopte une posture vertueuse, tandis que le public est mis dans la situation d'un gamin qu'on juge. Le message va du haut vers le bas.

Dans cette campagne qu'a menée l'ONG Care autour de la journée des femmes le 8 mars, Léa Seydoux et Vincent Cassel, moins glamour qu'à l'habitude, se sont associées à un message autoritaire : "Donne du pouvoir aux femmes si t'es un homme".
Notons que le message n'invite pas directement les femmes elles-mêmes à prendre du pouvoir... Ici, on exige des hommes qu'ils leur donnent davantage de pouvoir. C'est un peu comme si ça ne dépendait que de leur bonne volonté, non ?

Prends mon handicap !
Plus étonnant, le tutoiement indigné a même été utilisé... dans la signalisation routière ! On a tous vu ces panneaux indiquant les places de parking pour handicapés, avec ce message pas franchement top cool : "Si tu prends ma place, prends aussi mon handicap". On est à 2 pas du "Vazy, tu t'crois où connard ?!"
J'ignore toujours si la prise de conscience d'autrui nécessite de se faire gronder par un panneau... Bref.






La campagne de sensibilisation peut aussi tenter le ton fun.
Comme dans cette campagne un peu étrange, avec un graphisme façon bouteille de jus d'orange pour lutter contre la leucémie, "Si tu donnes, t'es au top", et un jeune leucémique souriant qui lève le pouce. Là, on nous tutoie pour nous inviter à être au top.

Ou comme dans cette campagne du PNUD : "Agis maintenant, prépare l'avenir".  Comme t'as forcément envie de préparer l'avenir, tu donnes.






Comme le souligne le Figaro, dans tous les milieux professionnels - dans les équipes de travail, dans les usines, dans la grande distribution, dans les bureaux - le nouveau management a pu imposer le tutoiement.  Le but est évident : on peut moins prendre conscience des distances réelles, hiérarchiques, quand on est en terrain familier. Le tutoiement et la familiarité apparente n'effacent pas les rapports réels de domination et les différences de classes, puisqu'il s'agit surtout de les nier pour mieux les consolider. Ils ne constituent qu'un moyen de maintenir la paix sociale.
(Merci à Fiami)
Et le phénomène dépasse la sphère professionnelle. Dans toutes les lieux de la vie, famille, travail, conso, loisirs, le tutoiement et la familiarité sont devenus la norme. Car si les hiérarchies et les tenants de l'ordre établi demeurent, il reste l'illusion qu'on peut tout partager (Facebook dilue nos intimités), que les distances sont abolies, que plus rien ne nous sépare...
Il est donc bien logique que les citoyens-consommateurs que nous sommes succombions si facilement et avec bonheur aux injonctions des pubards et autres communicants.

Face aux diverses campagnes de comm, il est indispensable de comprendre les stratégies de langage et de posture mises en ouvre. C'est ce qui nous permettra de mieux cerner les intentions et stratégies des communicants, de ne pas s'y soumettre et donc de rester maître de l'information.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire