26 avril 2018

Pourquoi la "floraison synthétique" est le motif graphique du moment


Ce 22 avril Facebook fêtait la Journée de la Terre, avec un visuel dans l'air du temps : motifs végétaux enfantins, aplats de couleurs, formes simples et attrayantes, bio, safe, friendly.
Pourquoi et comment ce motif graphique a-t-il pénétré tout le graphisme marchand : affiches de festival, pub, industries culturelles ?

Dans les courants picturaux, il y a des créateurs qui orientent nos intérêts et nos mentalités, et des suiveurs qui imitent "ce qui marche déjà". Les années précédentes ont été dominées par les motifs géométriques à facettes, hérités de Georges Braque, Piet Mondrian, Sonia Delaunay ou Victor Vasarely.
J'en parlais dans un article daté de 2016 et mis à jour en 2018.

Quand le site Konbini publie, comme chaque année, "les plus belles affiches de festival", on peut se faire une idée des tendances actuelles, qui sont partagées dans toute l'Europe. Mais comment naissent-elles, et avec quelles influences ?
La tendance "motifs géométriques à facettes" s'essouffle, sans doute trop exploitée. Les concepteurs d'affiches de festivals culturels et de clips, surfant sur la vague du greenwashing, doivent évoquer l'idée du naturel et du sauvage. Ils ont surtout compris que pour nous, êtres bornés par les règles de la cité, évoluant dans des espaces aussi géométriques qu'une cuisine équipée Ikéa, il est vital d'exprimer nos aspirations animales. Ils nous proposent donc de nous échapper dans des forêts, des jungles et parmi les animaux sauvages. L'usage des "motifs à floraison synthétique" explose.

Or dans l'ensemble du monde marchand (pub, clips, industrie culturelle), il y a toujours une limite, on ne peut pas tout représenter : impossible d'évoquer l'aspect bassement naturel de la nature, la moiteur, l'humus, la pluie boueuse, les moisissures, les miasmes végétaux, les odeurs animales, les muqueuses, le sang, la salive, la maladie, l'enfantement ou le vieillissement. Notre timidité sanitaire de consommateurs trop urbanisés nous pousse vers une nature rassurante, douce, enfantine, stylisée.

On retrouve donc ces motifs sympa, dans les affiches de festivals culturels, la pub, les visuels des jeux et des applis pour tablettes. Avec des forêts et des animaux tirés d'albums pour enfants — et avec, de façon inexplicable, certains objets récurrents : le palmier, le perroquet, le tigre.

Hoop festival, 2017. Hors-tension, 2017. Rock en Seine, 2015. 2 affiches du Hasard ludique, 2017.
Démon d'or, 2016. Pete the Monkey, 2016 et 2017. Zoolt, festival d'Olt, 2015.
Tropisme, 2016. Décibulles, 2017. RDV aux jardins, 2017, 2016 et 2013, (le motif géométrique était encore présent). Paris plages, 2017. Deux visuels de l'agence Kibling. Papillons de nuit, 2015. Musiques métisses, 2017. Nuits secrètes, 2016.

Certains festivals dont la prog est plutôt pointue, ou plus underground, osent des visuels plus psychédélique.
Affiches de festivals : La Plage de Glazart, 2018 ; Le Pont du rock, 2017. Les indisciplinés, 2017, We Love Green, 2016.

Mais dans l'ensemble, la tendance "floraison synthétique" est partout.
Le clip "Fou à lier" de 2015, de Feu! Chatterton, mêle parfaitement tous ces motifs : aplats de couleur, floraison tylisée et enfantine, la totale.
Quant au prêt à-porter, évidemment, il n'a pas non plus échappé à la tendance...

Zadig, American Apparel, MollyBracken, Valentino
Mango, Tiger Milly,  MichaelKors, Morgan
Jeans Industry, Asos, Jennyfer, KokoByKoko, Oasis, Luttebelleu, Mango et ?
Idem chez les blogueuses de mode, comme Pauline, ou Aurélie qui aime la forêt...

Influences enfantines.

J'ai parlé de l'aspect enfantin et rassurant de ce que ce motif véhicule. Ce n'est pas un hasard si ce style s'est d'abord trouvé chez les illustrateurs pour enfants, souvent des artistes curieux et talentueux. Sous leurs doigts, la nature peut apparaître mystérieuse, onirique, autant que souriante et berçante. Ainsi chez certains artistes montrent une végétation composée de motifs géométriques, de contours nets, d'aplats de couleurs : Peter Brown, Jon Klassen, Isabelle Simler, Chris Haugton, Emilie Vast, Marc Boutavant... ou de Mélanie Rutten, dont les planches troublent la perception de l'oeil. Des artistes talentueux, mais dont le succès s'inscrit dans l'air du temps (on sait comme les parents, très souvent prescripteurs de lectures pour leurs enfants, sont sensibles aux codes visuels à la mode).

Atak ; Mélanie Rutten ; Valerio Vidali ; Jon Klassen ; Peter Borwn
Isabelle Simler ; Amélie Videlo ; Chris Haughton ; Marc Boutavant ; Betty Bone ; Veronique Joffre

L'intérêt pour la recherche graphique se retrouve aussi chez les auteurs de ce qu'on appelle les albums graphiques, une littérature ambitieuse qui donne la priorité au graphisme, au format.

Illustrations : Issun boshi, par le collectif Icinori. Hors-pistes, ill. par Tom Haugomat. Magazine Georges, ill. 

Et tous ces auteurs empruntent des voies défrichées bien plus tôt par les pionniers, Sendak, Šašek, Carle, Lionni (et peut-être auparavant : Redon, Chagall... ?)

Maurice Sendak ; Miroslav Šašek ; Eric Carle ; Tomi Ungerer

Ce qui fascine, c'est le moment où quelques personnes proposent une tendance graphique novatrice, qui résonne auprès du plus grand nombre et qui sera ensuite copiée, pillée, vulgarisée. Mais rien n'est jamais totalement inédit, du passé on ne fait jamais table rase... malgré l'illusion de la modernité qui traverse toujours la jeunesse. Tout n'est que recyclage. Rehab & revival.

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