7 avril 2011

Culture pour chacun pour soi (1) - l'évolution de l'action culturelle d'État.


En septembre dernier, le Ministère de la Culture a publié un rapport qui a fait du barouf dans les milieux culturels — et au-delà. Rédigé en vue de remodeler l'action culturelle du ministère, c'est un chef-d'oeuvre d'incohérences et de vues à court terme. Signé par Guillaume Pfister et Francis Lacloche (1), il est titré "CULTURE POUR CHACUN - Programme d’actions et perspectives" .

En le lisant, on constate, comme l’ont fait nombre de citoyens et d’acteurs de la culture, que ce rapport lance des offensives contre le service public de la culture, contre les tentatives de démocratisation de la culture, et contre le savoir lui-même, taxé ici d’« élitiste ». Ce faisant, il prépare le terrain aux grosses cylindrées de l'industrie du divertissement (bouquets TV, diffuseurs, médias dominants, majors, etc.) ; c’est l’État qui célèbre ici la marchandisation des biens culturels.
Répétons-le : si le rapport débouche sur un programme, on peut s'attendre à de réelles transformations de nos habitudes de consommations, de notre rapport à l'art et au patrimoine, de nos relations aux institutions culturelles, de nos représentations sociales.
Le rapport « Culture pour chacun » est donc un texte à teneur idéologique, qui invite à entreprendre un tournant néolibéral jusque dans nos mentalités.
Mais rappelons que ce texte s’enracine dans les politiques culturelles antérieures qui sont un terreau favorable. Rappelons aussi qu’il se base sur des concepts, études, des recherches sociologiques que les auteurs ont soigneusement exploitées pour les reprendre au compte du Sarkozysme.
La culture comme moyen de cohésion sociale.

Le Ministère de la culture a été créé en 1958, sous la houlette d'André Malraux. 8 ans plus tard, le 27 octobre 1966, Malraux présentait le budget de la culture à l'assemblée nationale, avec des intentions généreuses :
"(...) Il s'agit de faire ce que la IIIe République avait réalisé, dans sa volonté républicaine. pour l'enseignement ; il s'agit de faire en sorte que chaque enfant de France puisse avoir droit aux tableaux, au théâtre, au cinéma, etc., tout comme il a droit à l'alphabet. Tout cela doit être conçu fortement ! Il y a deux façons de concevoir la culture : l'une, en gros, que j'appellerai « soviétique », l'autre « démocratique », mais je ne tiens pas du tout à ces mots. Ce qui est clair, c'est qu'il y a la culture pour tous et qu'il y a la culture pour chacun.
Dans l'un des cas, il s'agit, en aidant tout le monde, de faire que tout le monde aille dans le même sens ; dans l'autre cas, il s'agit que tous ceux qui veulent une chose à laquelle ils ont droit puissent l'obtenir.
Je le dis clairement : nous tentons la culture pour chacun.
Cette tentative signifie que nous devrions, dans les dix ans, avoir en France une maison de la culture par département. Avec une maison par département nous ouvrons la France. Alors qu'il coûte extraordinairement cher de faire un ensemble de représentations réparties sur cinq maisons de la culture, il est extrêmement bon marché, quand on a réalisé un prototype, de le multiplier par quatre-vingts."
Malraux, anticommuniste, s’opposait à ce qu’il appelait la culture "soviétique" (contrôlée par l'État pour en servir les intérêts), pour favoriser une action "démocratique" afin que chacun ait accès "aux tableaux, au théâtre, au cinéma, etc". Ce qu'il préconisait à cette fin, c'était de financer la construction des maisons de la culture. Des actions culturelles d’État, allant vers la population pour apporter le patrimoine commun auprès de tous – l'État remplissant ainsi sa mission de garant de la cohésion sociale.

Depuis le XIXè siècle et notamment depuis 1958, l'État a été préoccupé par les moyens de faire venir le public vers la Culture. Mais qu'entend-on par "culture" ? Alors qu’on glorifie la culture en en galvaudant la notion ; alors que le rapport Pfister-Lacloche en parle comme d'un bien inestimable tout en faisant valoir ses aspects les plus triviaux… il faut donc bien savoir de quoi on parle quand on parle de culture.

Or on trouve dans le dictionnaire deux définitions à « culture » :
1 - culture : ensemble des connaissances acquises qui permettent de développer le sens critique, le goût, le jugement. Ou aussi : "ensemble des aspects intellectuels d'une civilisation (exemple : la culture française)".
2 - culture : ensemble des formes acquises de comportement dans les sociétés humaines.
           
C’est la première définition qu’on retient quand on dit de la culture qu’elle est indispensable au peuple. Il s’agit donc de cela, donner au plus grand nombre les connaissances qui permettent de développer « le sens critique, le goût, le jugement » ; amener les populations à maîtriser les « aspects intellectuels » de leur civilisation — l’art, la philosophie, la politique ou les idées… Cette culture-là est vue comme le moyen de la cohésion sociale.
Ce sont là les ambitions – au moins affichées – de Malraux… mais aussi du Conseil National de la Résistance qui, dans son programme de mars 1944, préconisait : « la possibilité effective pour tous les enfants français de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée, quelle que soit la situation de fortune de leurs parents, afin que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles à tous ceux qui auront les capacités requises pour les exercer et que soit ainsi promue une élite véritable, non de naissance mais de mérite, et constamment renouvelée par les apports populaires. »


Donner au plus grand nombre les connaissances qui permettent de mieux appréhender le monde : c’est dans cette optique que furent créés les outils de l’éducation populaire, avec la création en mars 1944 de la Direction de l’éducation populaire et des mouvements de jeunesse. Pour Mlle Nicole Lefort des Ylouses (2), l’enjeu était de « susciter par la réflexion et la pratique une attitude propice à l’éducation des adultes ».
Les Maisons de la culture en étaient le moyen, dans le cadre d’une politique sociale : alphabétisation, ateliers artistiques, projections cinématographiques, et le tout garanti par un financement public. D’autres initiatives furent lancées dans les années 70 et 80 pour rendre la fréquentation des lieux culturels plus familiaux, la science et l’art plus attractifs.

Mais y a 30 ans encore, il restait toujours difficile d’intégrer par la culture les diverses populations (gens modestes, immigrés récents, milieu rural, ouvriers, gens du voyage, etc.). On pouvait bien avoir « le droit aux tableaux, au théâtre, au cinéma » ; mais quand on n’en avait pas les moyens financiers, ou quand on n’en comprenait pas l’intérêt immédiat, cette culture-là apparaissait toujours comme un luxe.

* * * * * * *

Quand la culture s’efface au profit des cultures.

Pendant les années Mitterrand, un virage a été opéré pour attirer les gens vers la culture. Changement de stratégie, sous l’influence de technocrates façon Jack Lang : il fallait donner le sentiment aux populations que les institutions culturelles s’intéressaient à elles. L’État a fait la promotion « des cultures » : culture des jeunes ; culture de quartiers ; culture des jeux vidéo ; culture urbaine ; cultures régionales ; cultures de religions ; culture professionnelle ; culture sportive ; culture d’immigration ; culture pub. Tout cela avec une certaine condescendance… par crainte de vexer des minorités ? par volonté des élus de plaire au peuple ?
À la première signification du mot ‘culture’, « ensemble des aspects intellectuels d’une civilisation », on a substitué la seconde, « ensemble des formes acquises de comportement ». Lang le clamait en présentant le budget de la culture, le 17 novembre  1981 : « Culturelle, l'abolition de la peine de mort que vous avez décidée ! Culturelle, la réduction du temps de travail ! Culturel, le respect des pays du tiers-monde ! Culturelle, la reconnaissance des droits des travailleurs ! Culturelle, l'affirmation des droits de la femme ! »

L’idée en a séduit beaucoup car elle flattait toutes les catégories de populations sans demander beaucoup d’effort en termes d’éducation (à l’image des Victoires de la musique (3), créées en 1985 avec le soutien du Ministère de la culture). On a cessé de considérer la culture comme une chose nécessaire, et on a invité chaque groupe humain (minorités sociales, d’âge, ethniques, religieuses, sexuelles, démographiques) à faire valoir sa propre culture, son propre système de comportement, ses usages.

Notons que cette tendance initiée dans les années 80 n’est pas abandonnée : les politiques actuelles, conduites sous la houlette du RPR puis de l’UMP donc, en ont assuré la continuité, pour deux raisons : acheter la paix sociale et protéger les intérêts de l’industrie du divertissement. (4)
Dans le dernier rapport de prospective du Ministère, « Culture et médias 2030 », édité en 2011, on parle désormais de… culture d’identités. C’est même le titre d’un chapitre qui dit ceci : parce que « l’identité, au fondement des politiques culturelles de l’Union européenne, de l’État, des collectivités territoriales, apparaît essentiellement plurielle », « les collectivités territoriales, dans une logique fédéraliste, oeuvrent à une vitalité culturelle ‘sociale’ et communautaire, ancrée dans la vie des populations, selon une stricte segmentation ». Segmentation par communautés justifiée cela par « l’émergence de nouvelles légitimités, locales, sociales, communautaires… ». C’est ainsi qu’on achète la paix sociale, en flattant les légitimités catégorielles…
L’autre enjeu de cette politique est donc d’ordre commercial, et on comprend que la droite y retrouve ses petits : en différenciant plusieurs types de publics, on détermine plusieurs types de besoins ; ce qui permet de produire des ‘produits’ artistiques spécifiques en direction de catégories spécifiques. Le marketing est sollicité : on fait naître ou on entretient des désirs adaptés aux catégories de public visées. En convoquant le monde industriel et commercial dans l’action culturelle, l’État assure les moyens d’une marchandisation de la culture d’autant plus efficace qu’elle se base sur l’étude des publics-cibles.

Dans les faits, on fait croire aux populations éloignées de l’action d'État que leur modus vivendi, leurs usages, leurs conceptions, valent un ensemble d’œuvres artistiques et intellectuelles. C’est une entreprise de séduction (notons-le : on n’a pas cherché à séduire les riches qui, eux, se foutaient bien que leur mode de vie soit appelé culture !) On favorise ainsi les réflexes communautaires, en faisant passer les communautés pour des lieux d’émancipation culturelle.
Remarquons que dans ces conditions, il est difficile « développer le sens critique, le goût, le jugement »… mais passons.

L’action de l’État en direction des communautés.

En encadrant les usages communautaires, en voulant leur donner une forme institutionnalisée, acceptable, l’État a assuré la mainmise sur les modes d’expression, en les contrôlant. C’est un fait : l’État français ne conçoit pas de laisser exister diverses formes d’expressions populaires sans vouloir les phagocyter, les modeler selon ses intérêts. Légions d’honneur distribuées aux chanteurs populaires ou aux sportifs, fête de la musique, gay pride, centres et festivals dédiés aux cultures urbaines, transformation du subversif Mardi-Gras en une innocente fête enfantine, etc., sont autant de tentatives de maîtriser des modes d’expressions qui pourraient être libres. On est ici dans le registre des cultures.
Pourtant, il aurait été naturel de laisser le champ libre aux expressions populaires. Qu’elles soient urbaines, plastiques, dansées, pastorales, nomades, ethniques ou religieuses : il aurait suffi de les laisser simplement exister en leur garantissant au moins les moyens de subsistance, sans les marginaliser ni les mettre à la botte de l'État – et sans les affubler du mot de ‘culture’.

Quant à l’action d'État concernant la culture, ne crachons pas trop fort dans la soupe : depuis 30 ans, il y eu des événements artistiques et scientifiques accessibles à tous, des locaux mis à la disposition des habitants des quartiers populaires, des initiatives innovantes et gratuites. Mais la « démocratisation culturelle » à la sauce Mitterrand a été une opération de communication avant tout. Et des groupes humains, de plus en plus nombreux et fermés, sont restés en marge du patrimoine commun que l’État appelait à partager.

Quel remède à cet éloignement entre population et ‘culture’ ? C’est à cette question que l’État, en publiant le rapport « culture pour chacun » en septembre dernier, a voulu répondre. Mais, on le verra dans une prochaine partie : on a fait, à dessein, l’apologie des cultures et des communautés ; on a détourné les recherches faites sur la médiation culturelle et avec pour but de défendre les diktats commerciaux de ce qu’on appelle désormais, au ministère, les médias et des industries culturelles.


(1) Francis Lacloche : Concepteur rédacteur dans la publicité (agence Young & Rubicam), puis galeriste et éditeur de mobilier contemporain, conseiller en communication au sein du Groupe Bossard (1982-1990), directeur du mécénat de la Caisse des Dépôts (1990-2005), consultant depuis 2005. Il est aujourd'hui "Conseiller en charge des Arts plastiques, de la Photographie, du Mécénat, des Métiers d'art, et de la Mode et du design" au Ministère de la Culture [source : Ministère de la Culture]
Guillaume Pfister : né en 1985, il est metteur en scène, récemment chargé des questions culturelles par le Ministère.

(2) Nicole Lefort des Ylouses : institutrice à la libération

(3) Victoires de la musique : sur le site officiel (www.lesvictoires.com), on peut y voir les partenaires : ministère de la culture, Sacem et autres organismes publics, banques, médias…

(4) Il est très symptomatique de voir quelles personnalités incarnent la culture pour les Ministres depuis trente ans : rappelons que les insignes de chevaliers dans l'ordre des Arts et des Lettres ont été remis à Sylvester Stallone par Jack Lang, à Nikos Aliagas par Renaud Donnedieu de Vabres, et à Mika par Frédéric Mitterrand

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