3 juillet 2017

Luc Boltanski et Arnaud Esquerre : "Enrichissement. Une critique de la marchandise"

Quand on fait l'observation du capitalisme, gardons toujours à l'esprit que ce système implique des stratégies de valorisation des biens marchandisés. Le travail sur les concepts et les images, aujourd'hui plus encore qu'hier, est indispensable aux acteurs du capitalisme pour augmenter le prix d'un produit, améliorer l'image d'une entreprise, générer des marges importantes, etc. L'économie capitaliste, si elle peut se caractériser simplement par le fonctionnement de la production, ne peut pas s'affirmer publiquement sans faire de la manipulation mentale.
Le nouveau livre des sociologues Arnaud Esquerre et Luc Boltanski parle de stratégies de valorisation, spécifiquement dans le luxe, l'art ou les biens patrimoniaux. Enrichissement est paru en février chez Gallimard.
Boltansk, directeur d'études à l'EHESS, est proche du courant libertaire ; il est familier du monde de l'art et particulièrement de l'art contemporain (et son frère Christian, lui-même artiste, interroge également le monde à sa manière). Esquerre est sociologue, chargé de recherche au CNRS, et a déjà écrit sur les manipulations mentales.
Ils montrent comment, dès les années 1980 sous Mitterrand, une nouvelle conception de l'action de l'État a permis de faire largement entrer l'économie dans les pratiques culturelles. Cette conception a marqué son temps puisqu'aujourd'hui le développement de la culture, presque partout, doit assurer un rôle économique.
 Esquerre et Luc Boltanski Crédits : Sylvain Bourmeau - Radio France
Les auteurs expliquent comment l'évolution du capitalisme accompagne ce qu'ils nomment l'économie de l'enrichissement : pour réaliser une plus-value marchande efficacement, le capitalisme se développe dans les secteurs de l'art, du luxe, des biens patrimoniaux... où il est possible d'obtenir des prix qui ne sont ni contrôlés, ni fixés à l'arrivée : une plus-value marchande peut s'acquérir en déplaçant un produit d'un espace vers un autre espace où les prix pratiqués changent ; en le changeant de mains. C'est dans la durée de ce déplacement qu'on valorise la marchandise. Cela consiste à exploiter des choses du passé qui, pour être enrichies, valorisées, sont associées à des récits qu'il faut inventer. Ces récits concernent autant les vies de créateurs (Coco Chanel, Vuitton ou Saint Laurent…) que des lieux où s’enracinent des produits de luxe (un grand vignoble Bordelais, les couteaux Laguiole de l’Aubrac…).

L'économie de l’enrichissement produit peu de choses, mais crée de la richesse à partir de choses qui existent déjà. Boltanski explique que "son gisement principal est constitué par le passé : elle met en valeur des objets venus du passé, parfois même considérés comme des déchets. Dans l’immobilier, les immeubles des quartiers insalubres, comme ceux de la Tamise à Londres où se passaient les romans de Dickens, sont transformés en lofts pour des gens très riches" (1). "Une chose qui prétend au statut d’œuvre d’art est reconnue comme telle quand elle est considérée comme si elle était déjà muséifiée, c’est-à-dire promise à l’éternité" (2).

Le phénomène d'économie de l'enrichissement, qui créée une économie extrêmement inégalitaire, est observé dans ce livre de façon complète et originale. Avec d'autant moins de complaisance que les auteurs militent tous deux dans les luttes anticapitalistes et pour une société plus solidaire.

L. Boltanski, A. Esquerre : Enrichissement. Une critique de la marchandise
(Gallimard 2017, 672 p.)

       (1) - liberation.fr, 01/02/2017.
       http://www.liberation.fr/debats/2017/02/01/une-economie-profondement-inegalitaire_1545652

       (2) - lesinrockuptibles N° 2011, février 2017.
       http://www.lesinrocks.com/2017/02/14/idees/lenrichissement-de-luc-boltanski-et-arnaud-esquerre-comment-le-capitalisme-tire-profit-du-passe-11912908/