26 décembre 2017

l'ONG 'Bibliothèques Sans Frontières' : progrès social ou dévoiement de la cause humanitaire ?

L'ONG 'Bibliothèques Sans Frontières', association humanitaire subventionnée par du mécénat privé et par le public, fonctionne sur une stratégie ultramarketée. Une stratégie qui lui permet d'exister partout en usant de nombreux soutiens politiques, médiatiques et institutionnels. L'association mène aussi des opérations visibles avec les Ideas box. Elle multiplie par ailleurs les partenariats, à tel point qu'on se demande si l'objectif penche vers l'affichage ou vers l'action sur le terrain... Alors BSF est-elle un gros gadget médiatique ? 
Petite enquête.
 
Il n'est pas question de dénigrer une ONG sans en comprendre le discours et les objectifs ; il s'agit de nous interroger, de faire preuve de vigilance, même si BSF semble actuellement jouir d'un large consensus. Or, ayant rencontré BSF avec d'autres bibliothécaires, face au discours des porte-paroles de cette asso, j'ai constaté un certain embarras chez quelques collègues. BSF brouille les pistes, pas très au clair avec les objectifs éthiques, dévoie parfois les missions des bibliothèques, use de l'investissement des services publics sans "renvoyer l'ascenseur", jouit de tribunes médiatiques ; surtout, BSF n'aborde jamais les sujets des politiques publiques, les des moyens à mettre en œuvre pour la lecture publique et pour la démocratisation du savoir.
BSF est souriante, dynamique et affiche son action en faveur des réfugiés et dans les zones de conflits. En Haïti, au Burundi, au Nicaragua, auprès de communautés exclues ou en France temporairement auprès de migrants, BSF travaille à la reconstruction du lien social, fait des vidéos pédagogiques pour lutter contre les théories complotistes et mieux faire comprendre le monde. Alors quelle critique ? 
Pour une asso, le gage de crédibilité est vital. Les community managers et les chargés de com' de BSF l'ont rendue ultra-crédible. L'asso est animée par un historien — haut-fonctionnaire, ancien du PS et proche de ce parti — et par un ancien de Science-po. Ancrée dans les sphères d'influence, BSF sait solliciter les acteurs publics (leur temps, leur argent, leur organisation, leurs partenariats) pour se rendre visible. 
 
Dévoyer le concept de transformation sociale
Des nombreuses collectivités accueillent les conférences de BSF, accompagnent leurs chantiers et informent le public et les institutions sur leur action. On mobilise ainsi des collectivités, des bibliothécaires et des volontaires, mais ce n'est que BSF qui en récolte les fruits, c'est-à-dire qui attire les investisseurs. Les services publics sollicités, eux voient leur financement diminuer... BSF a-t-elle pour stratégie consciente de faire sa promo sur le dos des acteurs publics ? En attendant ces acteurs publics jouent le jeu parce que c'est pour la bonne cause, parce que c'est pour aider les enfants, pour émanciper l'humanité par le savoir et la lecture. Oui, on accompagne, parce que la bonne conscience a un prix et qu'il est plus commode de chasser le doute.
Parmi les actions, BSF milite pour une "transformation sociale". C'est un concept attrayant : même Emmanuel Macron, le Comptable de la république, souhaite une "transformation sociale". Or BSF n'explique pas le concept, qui vient de l'éducation populaire et qui vise à établir une justice sociale en modifiant l'ordre des pouvoirs. BSF ne parle pas non plus d'égalité sociale ni de transformation de la société. Et pour cause : BSF est hyperactive dans la diffusion des nouvelles technologies, la création de fab-lab et le coworking. Une stratégie dont l'efficacité, en termes d'émancipation et de liberté, est ...
BNF était présente au dernier congrès de l'ABF, faisant un écho enthousiaste aux propos de la ministre de la culture Françoise Nyssen pour ouvrir les bibs le dimanche. L'ONG prend pour modèle les pays anglo-saxons dont certaines ouvrent 20h/24h. Mais elle le fait de façon parfois mensongère, sans aborder les nouveaux besoins que cela suppose et sans parler moyens humains ni économiques. Le projet fait d'ailleurs débat ; un débat rare mais existant !
L'Ideas Box et le paternalisme post-colonial

BSF organise des missions dans des zones de survie à grand renfort de com', grâce aux Ideas Box, ces dispositifs signés Philippe Starck. L'Ideas box, c'est la "tente 2 secondes" de Quechua pour les bibliothèques : une médiathèque en kit qui propose de la lecture autant que l'accès au web et aux moyens de formation, "facilement transportable et déployable sur le terrain". En amont de cette opération, la campagne BSF appelée l'urgence de lire, plaidoyer signé par de grands écrivains, avait permis de débloquer des moyens financiers et techniques importants.

Mais l'Ideas box est-il en phase avec les réalités du terrain ? D'abord, il faut plusieurs permanents pour en assurer l'usage ; le tarif de vente est conséquent (67 850 € HT) sans parler du conditionnement, de l'installation et de la maintenance nécessaire. Ensuite, l'installation ne peut pas être pérenne : en installant les Ideas box sur des missions temporaires, BSF crée des besoins durables. Un acteur local, lors d'une conférence sur ce dispositif, avait d'ailleurs fait part de sa frustration après-coup : une fois le besoin créé, l'Ideas box repart...

Venons-en à l'imagerie. Le discours de BSF sur son action, sur l'aide aux victimes et aux enfants, la mise en image de son activité, les goodies distribués, la recherche de partenaires locaux, s'inscrivent dans la logique des prescripteurs culturels occidentaux qui apportent les bienfaits de la technique aux pauvres du sud ; l'ensemble fleure la condescendance et le vieux paternalisme humanitaire : on s'émeut face aux images des gentils experts-BSF qui donnent aux pauvres, qui-reçoivent-et-qui-remercient. Cela ne choquera pas tout le monde évidemment, mais on peut se permettre d'être attentifs à ces représentations.
Dans cette logique, BSF organise, en Jordanie, des ateliers de hip-hop pour les jeunes réfugiés syriens et irakiens, avec un animateur-rappeur, "pour se construire un futur". Sans aucune considération pour les lieux de vie, les cultures et les formes artistiques que ces populations ont dû quitter. Pourquoi le hip-hop ? parce que c'est un mode d'expression associé aux quartiers populaires dans l'imaginaire collectif ?


Pour faire appel aux dons, les campagnes de BSF cultivent l'image de la charité en affichant régulièrement des témoignages de personnes qui nous assurent que l'association est vitale "pour les enfants", qui affirment à quel point "l’expertise technique et technologique de BSF nous a beaucoup aidés à lutter contre la fracture numérique", etc. 
 
L'auto-justification irrigue la com' de cette asso, c'est vital pour sa survie. Comme on l'a dit, BSF vit de l'aide des financeurs et mène une stratégie de partenariats et de mécénats privés, autant avec Allianz, Google et Sony qu'avec des fondations humanitaires. 
Comme notre société a banalisé les alliances économiques où le capital sort toujours vainqueur, peu de gens voient un problème dans cette stratégie de BSF. Pourtant lorsque les acteurs privés qui financent un projet en définissent les objectifs et la stratégiel, il est évident que la nature des investisseurs doit être questionnée. Or on constate qu'une grande part de l'activité de BSF est liée aux GAFAM et à des monopoles industriels et commerciaux qui créent de la pollution, des inégalités, des famines, et des guerres économiques.

BSF se veut "transparente" mais ne précise pas, dans son rapport annuel, le détails des ressources publiques (quelles parts pour quelles institutions et quelles collectivités) ni privées (quel financements par Google, en plus du prix de 500.000 € que le géant lui a attribué ?)
Les liens de BSF avec le CNL et le ministère de la Culture doivent aussi être clarifiés (l'ONG était présente avec le CNL au stand du ministère de la culture, au dernier Salon du livre et de la presse jeunesse en Seine-Saint-Denis).
A nous autres bibliothécaires et à nous autrs lecteurs, il importe de savoir sur qui compter pour porter la cause de la lecture publique et des bibliothèques. Dans la pratique, dans sa stratégie, dans son fonctionnement interne, l'ONG accompagne l'ultralibéralisme. Il n'est pas certain que tout ça profite aux bibliothèques, ni même à la lecture.
Renseignons-nous, parlons-en, agissons.

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